En quelques mots
les contrées sauvages
Qu’as-tu fait de ta colère ?
« Pour ceux qui viennent de rejoindre l’émission, nous sommes toujours avec Kaci qui nous parle de son nouveau spectacle « Les Contrées sauvages ». C’est à Evry-Milwaukee que Kaci mène ses ateliers. Pas la peine d’allumer discrètement ton téléphone portable pour chercher où se situe la ville d’Aulnay-Cleveland, Cleveland et Milwaukee sont deux villes du Middle West américain. Dès que tu sors de la gare RER, tu es face à la réalité brutale des contrées sauvages. J’aime cette ambiance africaine et antillaise de Milwaukee où la parole fuse. Le lycée technique où Kaci se rend en bus, partage la même entrée avec un autre lycée technique, tous deux sont au bout d’une impasse, une perspective encourageante pour ces jeunes. Dis-moi, Kaci, mettre des loups en colère, c’est easy ? »
Invoquant ses propres souvenirs, le metteur en scène et conteur Rachid Akbal mêle les disciplines dans un récit teinté d’espoir.
À travers le personnage de Kaci, Rachid Akbal confronte ses souvenirs de gamin banlieusard aux témoignages de jeunes d’aujourd’hui. Invité à l’émission de radio « Bitumes », il y raconte sa quête à travers les contrées sauvages (nom poétique qu’il a donné à la banlieue), animées par les colères d’hier et les tensions sociales actuelles.
Au gré des rencontres, se dessinent les différents visages de la fureur. Cette colère sourde, qui ne se calme jamais, finit par s’inscrire sur le corps jusqu’à la métamorphose finale.
Tout public à partir de 14 ans
Durée : 1h20
Distribution
Avec Rachid Akbal, Sandrine Monar, Clément Roussillat
Texte et mise en scène : Rachid Akbal
Chorégraphie : Sandrine Monar
Regard sur la dramaturgie : Stéphane Schoukroun
Regard sur la chorégraphie : Anne Ivacheff
Création sonore : Clément Roussillat
Création vidéo : Didier Léglise
Création lumières : Hervé Bontemps
Costumes : Fabienne Desflèches
Scénographie : Anna Panziera
Régie générale : Katell Le Gars
Assistant à la mise en scène : Jules Le Gendre
Production
Production : Compagnie théâtrale Le Temps de Vivre
Coproduction : Studio-Théâtre de Stains (93)
Avec l’aide à la création de la Région Île-de-France
Avec la participation du DICRéAM
En partenariat avec la Scène nationale de l’Essonne Agora-Desnos dans le cadre de la Convention régionale d’éducation artistique et culturelle (CREAC) de la Région Île-de-France
Accueils en résidence : L’Avant-Seine / Théâtre de Colombes (92), l’Amin théâtre – le TAG à Grigny (91), Théâtre Berthelot à Montreuil (93)
Calendrier
2021-2022
20 janvier 2022 à 14h et 21 janvier à 20h45 au Studio-théâtre de Stains (93)
27 janvier 2022 à 14h et 20h30 & 28 janvier à 20h30 au Théâtre Berthelot-Jean Guerrin à Montreuil (93)
VERSION POUR L’ESPACE PUBLIC
28 octobre > 5 novembre 2021 : résidence de création
juin 2022 à l’Agora-Desnos, Scène nationale de l’Essonne
2020-2021
Vendredi 5 mars à 14h et 20h et samedi 6 mars à 20h : représentations au Studio-théâtre de Stains (93)
Lundi 1er mars à 14h et mardi 2 mars à 20h30 : création à l’Avant-seine / Théâtre de Colombes (92)
Vendredi 19 février à 19h : sortie de résidence au Théâtre Berthelot à Montreuil (93)
20 > 27 février 2021 : résidence de création à l’Avant-seine / Théâtre de Colombes (92)
15 > 19 février 2021 : résidence de création au Théâtre Berthelot à Montreuil (93)
25 janvier > 12 février 2021 : résidence de création au TAG à Grigny (91)
11 > 24 janvier 2021 : résidence de création au Studio-théâtre de Stains (93)
Expérimentation III au lycée Baudelaire à Evry, en partenariat avec la Scène nationale de l’Essonne Agora-Desnos dans le cadre de la Convention régionale d’éducation artistique et culturelle (CREAC) de la Région Île-de-France
2019-2020
Expérimentation II au lycée Baudelaire à Evry, en partenariat avec la Scène nationale de l’Essonne Agora-Desnos dans le cadre de la Convention régionale d’éducation artistique et culturelle (CREAC) de la Région Île-de-France
2018-2019
Expérimentation I au lycée Baudelaire à Evry, en partenariat avec la Scène nationale de l’Essonne Agora-Desnos dans le cadre de la Convention régionale d’éducation artistique et culturelle (CREAC) de la Région Île-de-France
La colère est le moment où ce qui est tenu pour peu, négligé, saccagé est justement ce à quoi je tiens, ce pour quoi je suis prêt, prête à m’engager.
Marielle Macé
Intentions
Après tant d’années de politiques socio-urbaines et de dispositifs visant à réduire les inégalités, le fossé continue à se creuser. Les habitants des contrées sauvages – comme je les appelle pour poétiser les mots « banlieue » et « quartiers sensibles » – vivent à la marge.
Et à la première crise financière ou sanitaire, ils sont les premières victimes.
La colère m’offrait plusieurs portes d’entrée : raconter un fait divers, une histoire vraie ou encore inventer une fiction. J’ai finalement choisi d’investir une frontière, entre le réel et la fiction.
Un espace liminal que j’aime explorer comme j’ai pu le faire déjà dans Rivages en partant du documentaire radiophonique de Martine Abat sur les migrants. Car cette frontière poreuse invite au partage de nos différences.
J’ai pris pour cadre de l’action un studio de radio, où le journaliste et musicien Myster Jack est l’image de la bonne conscience qui tente d’aplanir les colères, de les faire entrer dans des standards préformatés, sans complexité. Il invite à l’antenne Ingrid et Kaci. Enfants des contrées sauvages, ces deux personnages inspirés du réel, refusent d’endosser le rôle d’ambassadeurs, de représentant légitime de façade qu’on leur impose. Ils revendiquent la place d’artiste, ils continuent de chercher. Ils agissent ici et maintenant.
J’ai choisi de revenir à l’écriture d’un récit en faisant appel à Kaci, mon alter-égo de la Trilogie Algérienne, Je considère ce personnage comme un homme libre, un homme-frontière, un observateur du réel. Il ne cherche pas la vérité, il n’apporte aucune réponse, il pose des questions, et dresse un constat. Affronter la réalité des choses et ne plus être dans le déni, c’est le sens de son engagement.
Comme je le raconte dans le texte, je me suis souvent trouvé, lors d’ateliers de pratiques artistiques, au milieu d’adolescents qui adoptaient une position de repli sur soi.
J’étais souvent à court d’arguments face à cette défense. En questionnant leurs professeurs, j’ai reçu la confirmation de ce que je soupçonnais : leur prétendu « ce n’est pas mon problème » ou leur indifférence, venait, dans la majorité des cas, de leur peur d’affronter une réalité future. Ils adoptaient donc une position d’auto-exclusion.
En les regardant je me suis posé plusieurs questions :
Comment étais-je à leur âge ?
Est-ce que je devrais leur raconter mon expérience ?
Est- ce que je devrais mieux les écouter pour me faire comprendre ?
Et si je devais faire un spectacle sur la colère des jeunes, est-ce que le récit serait une forme qui convient encore ?
Est-ce que j’utilise les bons mots ou devrais-je utiliser d’autres langages plus adaptés à leur âge et à leur époque ?
Y a-t-il un langage commun entre les générations ?
Que reste-t-il du langage ?
J’ai alors bousculé mon confort narratif pour ouvrir des lignes de frictions et épurer progressivement mon discours jusqu’à retrouver confiance dans le pouvoir du verbe.
Je devais poser un regard plus large, un regard qui traverse toutes les générations. J’ai donc fait appel à d’autres langages, la danse, le son et la vidéo qui parlent davantage aux jeunes générations.
Si ces disciplines étaient déjà présentes dans mes autres spectacles, elles ne s’inscrivaient pas dans la construction du récit. Ici, la vidéo et la danse permettent ces sauts du réel à la fiction, du passé au présent. Elles tissent la compréhension du spectateur dans un récit fragmenté et replacent la métamorphose au cœur de la création.
Intentions de mise en scène
Générations : une question d’adresse
Chacun de nous a besoin de la mémoire de l’autre parce qu’il n’y va pas d’une vertu de compassion ni de charité, mais d’une lucidité nouvelle dans un processus de la Relation. Et si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble.
Edouard Glissant, Philosophie de la Relation
Dès le départ de ce projet, l’enjeu à été de trouver la manière de faire dialoguer à travers le temps le jeune homme que j’ai été dans les années 70, l’homme que je suis devenu et les jeunes gens d’aujourd’hui. Tout l’enjeu dramatique réside dans la quête de cette adresse à même de transmettre l’histoire de ma colère aux jeunes générations. Non pas en raison d’une quelconque exemplarité – je ne suis le représentant de rien ni de personne – mais parce que la manière dont la parole circule d’une génération à une autre est une question fondamentale, une question théâtrale.
Transmettre prend ici un double sens : d’une part rendre audible et d’autre part rendre appropriable.
L’interaction régulièrement pratiquée par les conteurs n’a pas d’autre fonction que de donner forme à cette Relation dont parle Glissant. Maintenir l’attention en éveil, faire communauté. Pour définir notre adresse, il fallait en trouver une qui les rassemble toutes. Dans les rencontres qui ont présidé à ce projet, le hip hop s’est révélé déterminant : il a un ancrage parmi toutes les catégories sociales de cette génération, notamment du fait de ses multiples ramifications : chant, poésie, musique mais aussi danse, mais aussi tag, graff, street art, style vestimentaire… Un art de vivre, une culture au sens large : qui touche largement car elle passe par de multiples canaux. Musique, images, danse, récit permettent de surprendre le public par la pluralité de leurs formes, par des rythmes variés, des respirations entre eux ou encore des temps de réflexion durant lesquels les personnages posent le jeu. Chaque discipline va garder son langage propre pour raconter la profondeur de ses colères, interroger les limites du verbe, affronter le temps qui passe. La superposition de ces langages forme une langue où chacun se mélange sans toutefois se perdre ni se dénaturer. La justesse de cette partition à quatre mains que nous apprêtons à exécuter tient d’abord à la liberté de création que nous allons nous offrir mutuellement et au soin que nous allons porter à nous écouter et à nous répondre dès les premières répétitions. Et nous avons fait le choix de laisser à ce mélange la possibilité de rester, jusqu’au bout, imprévisible.
Un théâtre de l’émotion
Rage de l’expression, rage pour l’expression : colère contre les bâclages et les inattendus de tous ordres, au premier chef dans la parole ; pas seulement la colère donc, mais cet espace particulier où la colère s’articulerait à une intensité d’attention, une vigilance presque procédurale quant aux formes si multiples de la vie et aux véritables idées qui s’y engager : une colère éprise de justesse, une colère poétique, une pensée de poème.
Marielle Macé, Sidérer, considérer, Migrants en France, 2017
La colère est une émotion prolifique : elle irrigue de nombreux mythes ainsi que l’ensemble des tragédies classiques dominées par l’ « hubris », la démesure de ses héros. Elle est un formidable matériau de théâtre avec sa temporalité en trois temps : exposition, implosion-explosion, résolution. L’éclatement de la colère peut créer un chaos aussi invivable qu’une scène de guerre mais elle peut aussi être un big bang à l’origine d’un cosmos, d’une terre fertile où de jeunes pousses prendront racine. Entre les deux opposés existent une multitude de variantes possibles. Chacun d’entre nous va travailler à partir de ces pôles. Ainsi la musique partira d’une boucle évolutive, tour à tour entêtante ou oppressante qui s’amplifiera jusqu’à prendre toute la place comme dans le morceau électro-rock Angel de Massive Attack ou à la manière toute shakespearienne et néanmoins rappée de Kate Tempest dans Holy Elixir.
Clément Roussillat compose à partir de rythmes simples et lents mais d’une grande inertie, un peu à la manière d’une locomotive à l’allure tranquille mais bien trop lourde pour être stoppée. Les images aussi participeront de cette mise en tension latente en particulier pour témoigner de tous les non-dits qui traversent le personnage principal, comme une boîte noire offerte à la vue de tous et permettant de saisir sa course éperdue contre le temps qui passe et son éternel besoin de plaire.
Chaque discipline sera ainsi amenée à se mettre au service d’une ou plusieurs autres avant de reprendre son chemin propre et parfois de se mettre au diapason d’un mouvement commun. Cette permanente recomposition sera le moteur de l’émotion, à la fois témoignage de ce qu’est la colère et la création d’un ressenti inédit à partager avec l’assemblée des spectateurs. Cette émotion est pour nous le gage de l’appropriation : c’est parce que l’on a ressenti quelque chose de fort pendant la représentation que le récit restera en mémoire, se déposera et deviendra une mémoire commune.
Ce théâtre de l’émotion est une des marques de fabrique de la compagnie Le Temps de Vivre : le théâtre que nous défendons est d’abord un théâtre du sensible, poétique, humaniste avant d’être documentaire ou documenté.
Une poétique du cycle
Et penser que, si elle nous reste souvent interdite, la poésie ne nous a pas entièrement abandonnés, à la condition d’y entrer par effraction. Il ne faut pas chercher de porte, ni chercher à comprendre. Simplement, un jour nous serons dehors.
Wajdi Mouawad, Journal de confinement – jour 24, 9 avril 2020
Au début du spectacle, l’histoire se construit en direct, nous sommes dans le studio d’une radio, lieu de l’échange verbal, lieu du réel et de la fiction. Cette fragilité de l’instant radio, ce déséquilibre du direct ajoute à la tension souhaitée. C’est Kaci qu’on interroge sur ses choix artistiques, sur ses observations, sur son parcours d’homme et d’artiste. Dans un premier temps, la vidéo vient l’inscrire dans le réel avec l’ajout de titres, de personnages, d’informations en relation avec le texte et l’action en évitant les redondances. Des génériques, sous-titrages, ajouts de personnages, séquences vidéo interagissent avec la progression dramaturgique. Ces apports aideront à poser une matérialité et un rapport au réel. Pour nous, le réel est le lieu de la question : de quoi sont faites nos colères ? Que nous font-elles ? Que reste-t-il du langage ? Y a-t-il un langage commun entre les générations ? À quoi sert le théâtre ?
La fiction – qui s’amorce par la suite – est, quant à elle, l’espace des réponses possibles mais jamais LA réponse. Les Contrées sauvages déposent une couche supplémentaire sur la progression « simple » de la colère : celle d’un texte cyclique, non-linéaire. En multipliant les allers-retours entre réel et fiction par des répétitions composées d’infimes variations, le texte offre une complexité narrative dont nous avons perdu l’habitude avec l’avènement de séries qui aboutissent quasi systématiquement au dévoilement d’une « vérité », à l’élucidation d’un mystère.
Chaque progression devient alors un passage, une porte – ouverte ou enfoncée – dans le mur de la réalité, celui contre lequel ces jeunes ont souvent peur de se fracasser. C’est pourquoi notre théâtre est porteur d’espoir : les passages existent, il est possible d’y pénétrer. Pour faire entendre ces possibles, il fallait trouver une forme qui embarque le spectateur sans le perdre, sans lui laisser le temps de chercher – comme il en a le réflexe – une suite logique avec un début, un milieu et une fin. Dès lors les disciplines convoquées se décomposent et se recomposent à la façon de ses mobiles en mouvement perpétuel au sein desquels on ne sait plus vraiment distinguer quelle pièce lance le mouvement et quelle pièce y met fin.
De la métamorphose à la mue : la seconde peau
Le noyau ne va-t-il pas bientôt apparaître ?
(il met l’oignon en pièces)
Rien à faire ! Jusqu’au point le plus profond
Tout n’est que couches – seulement de plus en plus petites
La nature est pleine d’esprit !
Henrik Ibsen, Peer Gynt, 5e acte, (1867)
Au début de nos recherches sur les légendes mettant en scène des loup-garous, la notion de double-peau a marqué les esprits. Si le cinéma a retenu la métamorphose comme seule manière de devenir un loup-garou, les contes populaires racontent bien plus souvent que la malédiction oblige l’homme à enfiler une peau de loup, peau qu’il déposera au petit matin, une fois délivré. Plus qu’une métamorphose, il s’agit donc d’une mue. Cette image des peaux successives que l’on met au fur et à mesure des années et cette envie de les déposer sur la scène ont été le moteur de l’écriture scénique, une image et une envie partagées par les membres de l’équipe. Ainsi Sandrine Monar considère-t-elle qu’elle a développé une double-peau afin de plaire et d’être acceptée par les autres malgré qu’elle a si souvent été renvoyée à sa couleur de peau.
Cette mise à nue sera matérialisée par des surfaces semi-transparentes, des tapis de danse blancs sur lesquels seront projetés des images abstraites. La vidéo, grâce à des techniques de mapping, sera à même d’inscrire sur les plis de la peau et sur les corps des acteurs des éléments du récit.
Nous convions donc le spectateur à une traversée, du réel vers la fiction et de la transdisciplinarité jusqu’au récit à voix nue. Cette mise à nue n’aboutira pas à l’expression d’une vérité mais à une émotion vécue collectivement.
Rachid Akbal, Didier Léglise, Sandrine Monar et Clément Roussillat.
Extraits
Extrait 1
Myster Jack
Kaci comment on se débarrasse de sa colère ?
Kaci
Déjà, je te remercie de me recevoir. On ne se débarrasse jamais de sa colère.
C’est comme une tache de naissance, tu peux toujours essayer de frotter avec de la javel.
Myster Jack
De la javel !
Avec tes projets, tu essayes bien de sortir les jeunes de leurs colères ?
Kaci
Je rallonge la sauce comme disait ma mère.
Non au contraire : j’entre dans leurs colères.
Myster Jack
Qu’est-ce que tu entends dans leurs colères ?
Kaci
Pousse-toi un peu, fais-moi une place.
Myster Jack
Toi, tu te l’aies faite ta place ?
Kaci
Au fond de moi, il y a encore un enfant sagement assis derrière la ligne.
Mike, Morgane, Bilal qu’on a entendus, ils savent, ils connaissent déjà les limites de leur territoire. Si tu leur demandes où ils veulent vivre, faire leur trou plus tard, majoritairement ils te répondront, ici à la cité. Moi, comme eux, quand j’étais gamin, avec mon vélo, je n’allais pas dans les quartiers chics, je ne franchissais pas la ligne, c’était physique tu vois.
Myster Jack
Et aujourd’hui tu l’as dépassé ce trouble ?
Kaci
Il y a toujours un moment où tu dois montrer que t’as mérité d’être là. T’es derrière la porte, on te dit : entrez, t’es poli, tu essuies tes pieds, tu entres, et, là, tu te dois d’être parmi les meilleurs. Tout se passe bien, t’oublies d’où tu viens, même tes cheveux sont devenus raides. Mais si tu rates, ne t’inquiètes pas, on saura te le rappeler. Quand tu viens des contrées sauvages, ta place n’est jamais faite. Un jour, comme Alice au pays des merveilles, d’un seul coup tu grandis plus haut que les tours, tu touches enfin le ciel, mais bientôt ta tête se cogne là-haut, et quand tu regardes en bas, tu vois un gamin derrière une ligne qui se marre.
Jingle
Extrait 2
Myster jack sur ses platines envoie de la musique. Changement de tempo.
Projections d’images de banlieue non figuratives.
Changement d’espace.
Ingrid va se placer sur autre plan du théâtre, elle s’échauffe, elle commence à écrire sa danse. Tout en s’échauffant elle commence à raconter ce qu’on ressent physiquement lorsqu’on est en colère (écriture plateau).
Kaci vient au premier plan, face au public.
Myster Jack est au micro.
Mister Jack
C’est à Evry Milwaukee que Kaci mène ses ateliers.
Pas la peine d’allumer discrètement ton téléphone portable pour chercher sur Google où se situe la ville d’Aulnay Cleveland, Cleveland et Milwaukee sont deux villes du Middle West américain.
Dès que tu sors de la gare RER, tu es face à la réalité brutale des contrées sauvages. J’aime cette ambiance africaine et antillaise de Milwaukee où la parole fuse.
Le lycée où se rend Kaci en bus, partage la même entrée qu’un autre lycée technique, tous deux au bout d’une impasse, une perspective encourageante pour ces jeunes. Dis-moi Kaci, mettre ces jeunes loups en colère, c’est easy ?
Myster Jack et Kaci (en adresse public) jouent ensemble comme une battle entre mots et musique. Pendant ce temps Ingrid poursuit son solo, des images de sa peau et de la banlieue en mue sont projetées.
Kaci
Je parle à Mike un jeune black, j’essaie de le pousser, je pensais entendre de la rage dans leurs textes. Je leur avais demandé d’écrire sur leurs colères et ils m’apportent des petites disputes avec leurs frères ou leurs sœurs au sujet de leurs portables.
Bref je dis à Mike, Mike, oui il s’appelle Mike ce n’est pas une blague, je lui dis :
– Mike t’es tout noir toi, non je ne me fous pas de toi Mike, et t’as jamais vécu de discriminations ?
Il me répond : – je ne sais pas ce que cela veut dire.
Alors je demande à un autre élève de lui expliquer.
– Merci.
Je dis merci à l’autre élève. Et Mike, il continue : – non je n’ai pas connu de discriminations.
– Tu as entendu parler d’Adama Traoré.
– Non. Il dit non.
– Tu vis où ? Quelle planète ? Je ne dois pas la connaître cette planète, elle n’est pas dans notre système solaire. Même sur Mars, ils ont entendu parler de l’histoire d’Adama, un jeune black qui est mort lors d’une interpellation musclée, à cause d’un plaquage ventral, exercé par des gendarmes zélés qui l’ont laissé mourir, tout ça pour un contrôle d’identité, tout ça parce qu’il était black, tout ça parce que c’était un jeune comme toi, même sur Mars, ils sont au courant. Et toi, t’es pas au courant. Tu habites bien dans les contrées sauvages non ?
Il me dit : – c’est un cliché, que je l’ai traité de sauvage.
– Non, je n’ai pas dit que t’étais un sauvage. J’ai dit tu vis dans les contrées sauvages, ce n’est pas la même chose.
– C’est pareil
– mais non ce n’est pas pareil. Tu peux rire Abdel, toi aussi la discrimination, elle ne frappe pas à ta porte.
– Non, moi je suis une double face.
– C’est quoi une double face ? Et là tout le monde se marre. Ah, ah, ah, très intéressant. Tu vis loin de tout, au-delà du monde réel, tu vis dans ton petit monde salam, tout va bien dans ta zone 5, ton petit bled tranquille, tu te protèges des virus, le reste ce n’est pas ton problème. Et les autres élèves. Ça n’a rien à voir avec la colère tout ça.
– Ce n’est pas le bled ici, on n’est pas des blédards avec des chameaux et tout là, on ne vit pas sous des tentes, on a l’eau courante, l’électricité, Netflix, on est civilisé.
– Non je sais, ce n’est pas le bled.
– On est chez nous ici.
– Je sais bien que vous êtes né ici, je n’ai jamais dit le contraire.
– Si, vous êtes raciste.
– Je ne suis pas raciste qu’est ce que tu racontes là.
– Si vous êtes raciste, vous nous parlez comme ça.
– Je ne peux pas être raciste.
– Si vous pouvez, la preuve, vous parlez de nous comme à la télé.
– Je sais bien qu’ici, ce n’est pas comme ils disent à la télé.
– C’est des racistes.
– Je sais bien, je suis né ici.
– On ne dirait pas. Nous, on est bien ici, ce n’est pas comme vous croyez ici. C’est chez vous que c’est tout pourri.
– Je sais bien, mais ce n’est pas de ça que je te parle
– De quoi vous parlez alors ?
– Vous mélangez tout
– Vous nous embrouillez, faut un décodeur quand vous parlez.
– Je te parle de la colère, mais pas tes petits emportements, pas tes histoires de portables avec ta petite sœur. La colère de te sentir à l’écart du monde. Ils t’ont disqualifié avant même que tu joues le jeu.
– Au foot ?
– Oui fous-toi de moi Mike. En attendant, ne les laisse plus te mettre à la marge de leur monde. Ils ne se souviennent de toi que quand les contrées sauvages brûlent. Ne reste pas sagement assis à regarder, la limite qu’ils ont tracé à la craie invisible, investis cette frontière, oui c’est déjà dans ta tête, investis cette frontière, pour qu’ils viennent te rejoindre. Ne les laisse pas derrière le mur qu’ils ont dressé contre eux-mêmes. Si c’est pourri chez eux, c’est parce qu’ils sont seuls. Le mur faut déjà le détruire dans ta tête.
Et là, quand je respire enfin, il y en a un qui dit : – mais ce n’est pas la Palestine ici, il n’y a pas de mur ici.
Alors tranquillement je leur réponds : – non ce n’est pas la Palestine.
– Monsieur il faut pas vous énerver, mais, on ne comprend rien quand vous parlez.
Et ils se marrent tous.
– Vous ne comprenez pas quand je parle ? D’accord, on poursuivra notre discussion plus tard.
Alors Mike il me dit : – monsieur la prochaine fois je mettrai le feu.
– Ce n’est pas ce que je te demande Mike.
– Alors vous voulez quoi ?
J’ai pas su lui répondre.
Extrait 3
Kaci
Non au contraire, on raconte ensemble la même histoire, chacun sa langue, oui c’est mon récit, c’est une histoire dans une histoire. Vous ne comprenez pas la nécessité du rituel, qu’est-ce que le théâtre, si ce n’est un acte ritualisé. Une répétition, une reprise.
Myster Jack
Continue, parle à la caméra, tu t’appelles comment ?
Kaci
Je m’appelle Kaci, je suis né ici, en banlieue parisienne à Aulnay sous-bois.
Kaci commence son récit
Et progressivement il ira au premier plan face au public.
Kaci
Je m’appelle Kaci, je suis né, ici, en banlieue parisienne à Aulnay-sous-bois.
J’ai grandi dans une vieille maison que j’appelais la bicoque château, elle laissait passer le vent froid de l’hiver et gardait la chaleur de l’été. J’avais honte de la bicoque château, elle tenait debout comme elle pouvait. A chaque coup de grand vent mon père montait sur le toit pour y remettre des briques, ma mère lui criait dessus, tu vas tomber, descends !
Je rêvais d’être à la place de mon père et de m’envoler.
Avec mon frère, on courait dans les champs en toute liberté, il y en avait tout autour de chez nous, des champs de patates, de maïs, j’adorais me cacher dans les maïs.
C’est seulement plus tard que les tours des cités ont commencé de sortir de terre.
Il y avait des terrains vagues et une décharge à ciel ouvert qui ressemblait à la surface de la lune, c’était notre terrain jeu préféré. On rentrait le soir plein de boue à la maison, on sentait mauvais, on sentait l’ordure.
Je haïssais mon vieux con de voisin qui nous traitait de sauvages, il prenait un malin plaisir à découper mes chats à coup de bêche, et il nous les balançait morts par dessus le grillage, et nous on n’avait rien à dire. Les pauvres chats qui allaient dans son jardin, des chats arabes qu’il disait, et les chats arabes n’avaient pas le droit de franchir sa frontière, d’entrer illégalement dans son jardin de haine.
J’aurais aimé être mon père, je lui aurais cassé la gueule.
On jouait dans la rue, ce n’était pas comme aujourd’hui, les gens n’avaient pas deux ou trois voitures par famille. La rue était à nous, les parents de mes copains leur interdisaient de venir jouer chez nous, mais pas seulement à cause des briques. Ils ne me le disaient pas comme ça directement, ils avaient quelquefois la permission de m’emmener jouer chez eux.
J’avais honte de mon prénom qui n’avait pas trouvé sa place dans les pages du calendrier tout en couleur qu’on achetait en fin d’année aux pompiers, il y avait aussi celui des éboueurs, des kabyles comme nous, ils nous aimaient bien.
Silence
Myster jack envoie de la musique.
En ce temps-là, à l’école quand il y a cinéma ça se passe dans le préau qui se ferme et quand t’as pas de quoi payer, tu tournes en rond dans la cours pendant que les autres, ils regardent le film. Et si tu dépasses la ligne, si tu t’approches pour écouter le son du film, et bien t’es puni, et moi j’étais toujours puni. En ce temps-là, je suis allé en classe de neige, et sur la photo, tu vois bien qu’on n’est pas riche, j’adore cette photo, à mon manteau manquent deux boutons, j’ai une sorte de casquette en cuir pas très chaude, deux gants pas pareils, mais j’ai un super sourire.
En ce temps-là, mon père m’emmène aux champs de courses, je cours, je hurle, j’encourage les chevaux jusqu’à la ligne d’arrivée et quand mon père gagne, j’ai droit à mon sandwich œufs tomates, car c’est un peu grâce à moi qu’on gagne, s’il perd, j’ai le droit de courir encore.
En ce temps-là, sur mon cheval vélo, je galope sans relâche jusqu’aux confins des contrées sauvages, à la limite du quartier chic où vivent les filles incroyablement belles et blondes, arrivé à la frontière de la terre promise, je m’arrête devant ce mur invisible, je suis pris de vertige, je descends de mon vélo cheval, je sens que je vais m’évanouir.
En ce temps-là, j’ai honte de mes cheveux crépus, je découvre que ceux qui vivent dans les cités aux noms de fleurs, ces jeunes que je ne connais pas, sont tous mes cousins car quand ils m’appellent, ils crient « hé cousin ».
Mes nouveaux cousins ont les mêmes cheveux crépus que moi, c’est normal on est cousin. On passe des heures à lisser nos cheveux crépus pour avoir le plus beau des brushings.
Je vais au lycée dans une autre ville, car nous on nous envoie toujours loin de chez nous, on n’a pas la même carte scolaire. Je prends le train pour aller dans l’autre ville, je vais au lycée sauf quand je rate le train.
En ce temps-là, je rate souvent mon train.
En ce temps-là, les policiers on les appelle déjà les keufs.
Les keufs pour s’amuser un peu, ils nous embarquent dans leur boîte de six, ils roulent dans les champs et ils te forcent à sauter sans parachute.
Et quand t’es dans le champ, tu ne joues plus à cache-cache dans le maïs.
Genèse
Pour ce spectacle, je m’appuie sur l’expérimentation menée dans un lycée professionnel d’Evry-Courcouronnes où, en lien avec la Scène nationale de l’Essonne Agora-Desnos, j’aborde la question de l’exclusion. Sur le modèle du poème de Paul Valet, les élèves ont écrit des textes qui commencent tous par « Je dis non ». Je convie une chorégraphe à mes côtés pour mettre leurs mots et leurs émotions en mouvement. A la fin de l’année scolaire, nous investissons, pendant une semaine, la petite salle de la Scène nationale, et présentons notre exploration (https://youtu.be/Qx7KHug2B50). Pour la seconde année, nous partons d’un autre poème de Paul Valet : « la parole qui me porte ».
Bousculer les élèves pour qu’ils se livrent m’a ramené à ma propre colère. Et je suis devenu à mes dépens, l’objet de mon propre jeu. J’ai grandi à Aulnay sous-bois, dans ce qu’on appelle communément le 9-3. Je suis un gamin de banlieue qui a découvert, au fur et à mesure qu’il grandissait, que, sur la Terre, il y avait plusieurs planètes, tout cela parce que ses parents venaient d’Algérie et qu’ils étaient pauvres. Après une jeunesse chaotique, j’ai franchi les portes d’une école d’art dramatique où les premiers contacts avec les autres élèves ont été difficiles : je vivais encore à Aulnay-sous-bois. J’étais différent et j’avais fini par l’oublier. Je n’avais pas les codes, pas la même façon d’être.
Lors de mes premières interventions au lycée Baudelaire, j’ai questionné les élèves ce qui provoquait leurs colères. Leurs réponses m’ont surpris, bien que je ne pensais pas me trouver face à des révoltés, j’espérais toutefois quelques signes annonciateurs de mécontentement sur le mal-vivre en banlieue, un peu de rage. Mon regard orienté ne s’attendait pas à leurs réponses. Leurs colères étaient quasiment toutes liées à des incidents domestiques, comme un portable cassé par un petit frère ou des parents fatigués qui confisquaient leur téléphone pour les punir. Le téléphone portable dominait les réponses.
Dans les semaines qui ont suivi, je les ai mis face à des réalités qui me semblaient évidentes, les questionnant sur leur identité et les discriminations qu’ils subissaient, les injustices qu’ils réprouvaient. Ils ont rejeté en bloc discriminations et injustices, m’affirmant que tout allait bien, qu’ils ne subissaient pas de rejet à cause de leur couleur de peau, de leur origine sociale ou de leur physique.
J’en ai parlé avec les professeurs qui comprenaient ma surprise. Ces jeunes se protégeaient, ils préféreraient pratiquer la stratégie de l’autruche. Ils voulaient qu’on les considère comme les autres, un point c’est tout.
J’ai mis du temps à leur faire écrire, puis dire et jouer, ce qu’ils vivaient et ressentaient vraiment. J’ai appris l’expression « double face », quand un élève m’a dit :
– moi je n’ai pas de problème, je suis blanc de peau aussi, quand je suis en ville, on me prend pour un français et quand je suis à la cité, tout le monde sait que je suis un arabe.
Est-ce que cela te satisfait ?
Oui je veux juste qu’on me laisse tranquille…
Il vivait avec une double honte, l’une protégeant l’autre.
– Et l’éloignement de Paris ? Vous êtes loin de tout ?
Paris, ce n’est pas leur monde, c’est un lieu de plaisir avant tout. Ils sont biens, disent-ils. On est né là, ce n’est pas loin, c’est chez nous, disent-ils.
Dans Les contrées sauvages, je veux parler de ce déni que j’ai rencontré bien souvent en banlieue, chez d’autres adolescents mais aussi chez des adultes. Il y a une une sorte de fatalité, de résignation, une forme de honte qui colle à la peau, qui empêche d’avancer vers un autre horizon.
Cette plongée immersive en banlieue, dans ce territoire que j’appelle la marge, c’est la contrée sauvage : la marge, ce n’est pas la lime romaine où l’on échangeait, où l’on commerçait, non, ici, la marge c’est la distance qui me sépare des autres, cette distance qui nourrit la différence. Mais ce serait trop facile de de s’arrêter à ce constat car la marge est aussi un espace rassurant, où l’on est entre soi, entre semblables.
Je veux déconstruire ce mécanisme qui – parce que l’on valide ce sentiment d’être différent – conduit à subir et à accepter sa condition, à rester à la place qui nous est assignée. Je vais parler de la honte qui empêche de se battre pour que cela change. La honte qui se transforme en colère. Moi aussi je me suis construit avec une frontière mentale car à force de vivre avec la honte, elle fait partie de ton espace mental. À bien des égards, j’ai réussi à la franchir, j’ai réussi à m’affranchir de la honte mais il arrive qu’elle se rappelle à moi. Ainsi, la prise de parole en public, si je ne suis pas dans le jeu, peut s’avérer une angoisse physique pour moi. Mes colères sont anciennes, dépassées, mais elles se sont déposées comme des couches sédimentaires en moi. Je les fais ressortir comme une nuée de papillons. Elles s’égrènent dans le sablier du temps qui suit mon enfance jusqu’à l’âge adulte. Elles seront écrites comme un texte qu’on scande, une musique intérieure.
Il y a aussi en filigrane, en sous-texte, cette incapacité à répondre aux questions essentielles qui nous agitent en ces temps chaotiques, cette incapacité à produire du sens. Cette incapacité à produire de la pensée. Je me sens abasourdi : je garde mes convictions mais j’avoue que j’ai du mal a rester optimiste, et plus encore, à croire complètement en ce que je dis. Je lis et relis pour bien peser chaque mot. Cela produit en moi cette colère, fruit de la peur d’un avenir que je ne comprends pas ou qui m’échappe. Et quand je suis avec des plus jeunes, il me faut beaucoup de conviction pour les faire rêver. Cela nourrit mon propos sans apparaître explicitement mais pour répondre à cet exercice de funambule, j’ai choisi de faire appel à une équipe artistique étoffée permettant une approche dramaturgique plurielle : la musique sera omniprésente, la scénographie sera habitée par l’image vidéo projetée et la danse sera inextricablement mêlée au jeu. Le tout se construira d’un bloc au fur et à mesure des répétitions de façon à ce que chaque discipline aiguise mes questionnements.